Franco Signoracci
LES COULEURS DE LAURA
Histoire d’une vocation
Épisodes de l’enfance et de la jeunesse
de Mère Laura Baraggia
Illustrations de Lucia Signoracci
Toi qui ouvres ce petit livre,
entre avec moi dans ce monde de couleurs
et viens vivre une aventure spirituelle.
Il contient les couleurs que tu rencontres et apprécies tout au long de ta vie :
la couleur de l’herbe avec ses promesses,
le gris monotone de la ville,
le scintillement de la lampe du Tabernacle,
la couleur de l’épreuve, de l’absence de Dieu,
la lumière chaude et rassurante de sa présence.
Entre dans cette cathédrale sans murs
où la rencontre avec la beauté t’ouvre des horizons sans fin.
Viens rencontrer cette petite fille qui ouvre ses yeux sur le Mystère,
qui se donne au Mystère et découvre un monde merveilleux :
le Christ au Cœur transpercé qui l’appelle à lui tenir compagnie,
à le faire connaître et à l’aimer, à conduire à Lui ceux qui se sont égarés.
Elle Lui répond “oui”.
Laisse-toi envelopper de cette atmosphère.
La couleur et la joie viendront combler ta vie.
Sœur Celestina Barelli
INDEX
- LE NOIR ENGLOBE LES COULEURS
- LE VERT DES CHAMPS
- DU BLEU SUR LA MAISON
- UN PETIT HABIT SOMBRE, UN PETIT HABIT VERT
- BLANC COMME LA DOULEUR
- LA GRISAILLE DE LA VILLE
- UNE RENCONTRE EN OR
- LA SPLENDEUR DES LAMPES
- UNE PETITE FLAMME ROUGE
- QUELLE EST LA COULEUR DU TEMPS ?
- JAUNE COMME L’HUILE
- LES COULEURS DE L’AUTOMNE
- LES CHÂTAIGNES ET LES MARGUERITES
LE NOIR ENGLOBE TOUTES LES COULEURS
1905. Une matinée d’été, lumineuse.
A Rome, les cloches sonnent dans le ciel bleu. La chaleur monte mais à l’ombre des grandes colonnes de la Place Saint-Pierre il fait encore frais.
Deux femmes en habits sombres traversent la grande esplanade presque déserte à cette heure matinale. Elles arrivent sous le porche d’entrée de la Cité du Vatican. Un garde suisse les accueille et les conduit vers un prêtre de la curie romaine. Il les attendait.
Le prêtre sourit en apercevant les deux femmes et les accueille chaleureusement :
– Mère Laura, sœur Colomba ! Quel plaisir de vous voir enfin ici ! Venez, le Saint-Père nous attend.
Ils parcourent tous les trois de longs couloirs et traversent des salons. Le soleil du mois d’août pénètre à travers les hautes fenêtres et les pièces sont baignées de lumière. Ils arrivent enfin dans la salle des audiences privées où le Pape Pie X les attend en compagnie d’un secrétaire.
Le Saint-Père accueille les nouvelles venues en souriant ; les sœurs accourent embrasser ses mains. Il les fait relever et les invite à s’asseoir.
Il a déjà entendu parler de Mère Laura Baraggia et de ses compagnes : un groupe d’humbles femmes qui ont assumé de lourdes responsabilités pour aider les gens, les paroisses, la voix de l’Eglise. Il les écoute exposer les graves problèmes auxquelles elles doivent faire face et est frappé du fait que Mère Laura ne se plaint jamais, ne demande rien et ne montre aucun signe d’impatience, au contraire, elle accueille les épreuves que sa communauté naissante doit affronter comme un don du Seigneur.
Le Pape approuve et bénit tout le bien qu’elles font et tente de les rassurer au sujet des difficultés qu’elles rencontrent sur leur chemin.
Ils parlent ainsi pendant longtemps et le soleil monte haut dans le ciel.
Au moment de prendre congé, Mère Laura hésite un instant. Le Pape s’en aperçoit et l’invite à lui faire part de tous ses doutes, à lui confier ce qui trouble son cœur.
– Sainteté, – dit la sœur – beaucoup de personnes, spécialement à Milan, disent que notre habit n’est pas bien, qu’il n’est pas adapté à des religieuses, qu’il est trop pauvre et qu’on nous confond avec les gens du peuple. Ils disent que nous devrions le changer… Qu’en pensez-vous ?
Le Pape observe attentivement les deux femmes qui portent un habit noir tout simple, en laine. Leurs cheveux sont rassemblés dans la nuque, tenus par une résille et cachés par le voile noir que les femmes portent au cours des audiences. C’est vrai, on dirait deux femmes du peuple de Lombardie, cette terre tant aimée et si lointaine.
Mais n’est-ce pas là précisément leur mission ? Vivre parmi les gens, au sein des paroisses, aider en priorité les jeunes filles et les femmes, au milieu de leurs difficultés quotidiennes, à avancer sur le chemin de la foi ?
– Non ma Mère, ne le changez pas – répondit le Pape – cet habit est beau dans sa simplicité.
On peut faire davantage de bien en étant présent parmi les gens sans qu’ils nous remarquent. Répondez-leur que votre habit plaît au Pape et qu’il le bénit !
Mère Laura relève la tête qu’elle tenait baissée en signe de respect et croise le regard du Pape Pie X. Ils se sourient. Tous deux savent bien que cet habit noir n’est pas sombre, mais qu’il rassemble toutes les merveilleuses couleurs que Dieu utilisa pour peindre le monde.
LE VERT DES CHAMPS
Mais quand a débuté l’histoire de Mère Laura Baraggia ? Et où commence ce long chemin qui la mènera à fonder la Famille du Sacré-Cœur de Jésus et à rencontrer le Pape au Vatican ?
Imaginons d’avoir les ailes d’un oiseau et traversons l’espace et le temps. Là-bas, sous nos yeux, s’étend la vaste Plaine du Po traversée par ce grand fleuve avec ses méandres.
Remontons vers le Nord, jusqu’aux collines de la Brianza, là où la terre commence à se relever. A l’horizon se dressent les masses sombres des Préalpes : la Grigna, le Resegone, les Corni di Canzo.
Et voici précisément à cet endroit, à l’extrême pointe de la Brianza, près du fleuve Adda qui descend de Lecco, le village de Sulbiate, avec la paroisse de Brentana.
A la moitié du XIXe siècle, Sulbiate est un des nombreux petits centres agricoles qui constellent cette terre fertile. Laura, neuvième enfant du couple Baraggia, est née dans ce village le premier mai 1851 et une grande partie de son existence se déroula sur ces terres.
Mais vu d’en haut, le monde semble toujours beau. Descendons donc pour regarder la campagne lombarde du XIXe siècle à travers les yeux d’une petite fille. Nous découvrons alors que les yeux de Laura n’ont pas seulement contemplé le vert des champs, le jaune du blé, le bleu du ciel mais aussi tout autour d’elle, les images quotidiennes d’une existence pauvre et difficile.
Les habitants de la paroisse de Brentana étaient tous liés aux travaux des champs et devaient travailler dur pour survivre. Ils étaient souvent menacés par les famines et les épidémies. L’alimentation était insuffisante : des assiettes de polenta, des pommes de terres, quelques légumes, rarement davantage. La population, faible et mal nourrie, devait affronter un travail massacrant, les femmes en particulier, qui devaient mener de front les travaux ménagers et le travail à la pièce ou bien dans les premières manufactures et industries textiles de la région, tout en élevant de nombreux enfants.
Souvent, les enfants ne recevaient aucune instruction car on avait besoin d’eux aux champs. Le taux de mortalité était élevé parmi les enfants et les nouveau-nés.
Ces images d’une vie difficile resteront toujours présentes aux yeux de Laura et dans son cœur. Elles guideront les choix d’amour de sa vie.
DU BLEU SUR LA MAISON
Les parents de Laura s’appellent Cesare et Giovannina. Ce sont des parents très spéciaux ! En effet, ils sont capables de conserver un climat de sérénité dans la maison, entre eux deux et avec leurs douze enfants (Laura a onze frères et sœurs, dont quatre sont morts en bas âge).
On dirait que chez les Baraggia, il fait toujours beau, que le plafond est un ciel bleu où resplendit le soleil !
Quel est le secret de Cesare et Giovannina ? Quel mystère renferme la famille de Laura ?
Le papa, Cesare, tient les comptes d’un moulin. Il est un des rares à savoir écrire dans le village, avec sa calligraphie claire et élégante ; il aime lire des livres et des revues et dès leur enfance, il enseigne à ses enfants à apprécier les bonnes lectures. Mais tout ceci n’a rien de spécial.
La maman, Giovannina, est fille de commerçants. Elle élève ses enfants sérieusement et en leur donnant de l’affection. Le cas échéant, elle travaille à la campagne, mais elle aussi sait lire et écrire (ce qui est encore plus rare pour une femme !) Mais là encore, il n’y a rien de spécial.
Quel est alors le secret de ce bonheur que l’on respire dans cette famille de Brentana ?
Tout est contenu dans trois règles de vie toutes simples, mais que Cesare et Giovannina savent vivre vraiment : l’amour en famille, la charité envers le prochain, la prière pour être avec le Seigneur.
Laura se souviendra toujours de la sérénité de ses parents, du respect mutuel, de la joie avec laquelle chacun approuve tous les petits gestes quotidiens que l’autre accomplit.
Et ils savent donner, en cas de besoin : à leurs amis, à leurs connaissances, aux étrangers. Ils donnent le peu que le Seigneur leur a concédé et tout l’amour qu’Il a mis dans leur cœur. Souvent, Giovannina sort la nuit pour veiller et aider de pauvres femmes malades. Elle n’hésite pas à donner à ceux qui sont dans le besoin, les vêtements qu’elle porte, du linge et même sa couverture.
– Ne vous inquiétez pas – dit-elle toujours – nous ne serons jamais plus généreux que Dieu : ce que nous donnons par la porte, ça rentre en double par la fenêtre !
Ainsi, tous les soirs, toute la famille se réunit pour prier et remercier le Seigneur pour la journée qui vient de se terminer. Mais ce n’est pas tout : le dimanche, avant le repas de fête, les enfants parlent de l’Évangile qu’ils viennent d’entendre à la messe, après quoi tout le monde festoie dans la joie.
Voici le secret, tout simple et merveilleux, qui chasse les nuages de la maison Baraggia.
Pendant son enfance, Laura a appris de ses parents ce que veulent dire “amour”, “charité” et “prière”, immergés dans la vie quotidienne. Et elle ne l’oublia jamais, parce que pour un enfant le papa et la maman sont l’image du Seigneur.
UN PETIT HABIT SOMBRE, UN PETIT HABIT VERT
Durant les premières années de sa vie, Laura vivra cachée aux yeux de tous, même dans sa propre maison où ses frères et sœurs aînés courent joyeusement. Quand elle a neuf mois, elle est confiée à une tante paternelle qui vit toute seule, malade. Elles se tiennent compagnie et sont l’une pour l’autre un réconfort. A la mort de sa tante, Laura réintègre sa famille.
Laura est une petite fille douce et obéissante, la préférée de tous à la maison, mais avec ceux qu’elles ne connaît pas elle est timide et semble même farouche hors des murs de la maison. Sa mère l’encourage à se rapprocher des autres petites filles du village, mais ce qui marquera l’enfance de Laura, ce sont deux rencontres tout à fait inattendues.
La première a lieu dans sa chambre, où elle dort avec ses parents. Laura s’y retire souvent pour jouer toute seule ou bien pour lire ses deux livres préférés, l’Évangile et la Vie de Saint Louis (ses parents lui ont appris à lire à l’âge de cinq ans).
Un après-midi, tandis qu’elle joue avec sa poupée, son regard est attiré par le petit crucifix en bois de ses parents, posé sur une commode. A ce moment, la petite fille entend une voix intérieure, douce et profonde, lui parler :
– Laura, qu’est ce que tu y gagnes à jouer avec ta poupée ? Je ne suis pas plus cher à tes yeux que cette poupée ? Tu ne m’aimes pas plus que cette poupée ?
La petite fille s’approche du meuble, prend le crucifix et regarde ses bras grands ouverts, ses mains et ses pieds blessés, son côté transpercé. Les récits douloureux de la passion de Jésus lui viennent tout de suite à l’esprit, elle les a lus dans l’Évangile, et une grande vague de chaleur envahit son cœur.
Elle détache Jésus de sa croix pour qu’il cesse de souffrir. Elle ôte de sa poupée le petit habit sombre pour en revêtir le Christ afin qu’il n’ait plus froid. Elle installe Jésus à côté d’elle, sur son oreiller, pour qu’il ne soit plus seul.
Ce sont de petits gestes infantiles, qui font sourire : mais dans la voix et les gestes de Laura il y a tout l’amour d’une petite fille. Un amour que les adultes ne comprennent peut-être pas vraiment, s’ils ne redeviennent pas comme des enfants.
A la découverte du crucifix, le cœur de Laura s’enflamme d’amour pour Jésus. Cet amour sera renforcé par une autre rencontre : celle avec le nouveau curé de Brentana, don Ercole Riva.
Un homme bon et intelligent auquel le Seigneur a donné la capacité de lire dans le cœur des personnes. Il découvre le don d’amour que Jésus a fait à Laura, il la prend par la main et lui apprend à rompre les petites et grandes chaînes qui tiennent encore son âme prisonnière.
– Le Seigneur t’a fait beaucoup de grâces et Il a des projets sur toi – lui dit don Ercole après une confession – Il veut que tu l’aimes d’un amour particulier. Mais tu as encore un long chemin devant toi !
Accompagnée par ce guide bon et fort, Laura fait sa Confirmation à l’âge de 10 ans et l’année suivante, elle se prépare enfin à recevoir la première Communion.
La veille au soir, Laura prie avec ses parents, puis, d’émotion, elle passe une nuit blanche.
A l’aube, dès que les cloches sonnent l’Angélus, Laura se lève et sa maman lui met une longue robe verte qu’elle a cousue pour cette occasion. La petite fille se rend ainsi à l’église, accompagnée de sa mère et d’une de ses tantes, pour sa rencontre si attendue avec Jésus.
Au moment de la communion, il lui semble qu’un voile tombe de ses yeux : elle voit le sourire de Jésus et se sent toute proche de Lui, si proche que même un ange ne saurait le décrire. A partir de ce moment, toute sa vie sera liée à Jésus dans le pain de l’Eucharistie.
L’après-midi, à la maison, au milieu de tous les parents réunis pour fêter cet événement, don Ercole dit à Laura :
– Sois contente, car aujourd’hui, tu es l’épouse de Jésus.
Les adultes sourient, certains disent que la petite fille est trop jeune pour comprendre ces paroles, mais Laura a très bien compris et les répète constamment dans sa tête. Elle les fait même graver sur une petite broche qu’elle portera toujours sur elle.
BLANC COMME LA DOULEUR
Laura interrompt ses études à la fin de l’école élémentaire pour aider sa famille dans les mille tâches quotidiennes. Tout semble conduire à une existence normale et tranquille, mais les desseins du Seigneur sur elle sont autres et don Ercole les a entrevus.
En été 1864, Laura a 13 ans. Son père tombe gravement malade et meurt après des jours de souffrance. Laura n’oubliera jamais ces journées d’angoisse qu’elle passe au pied du grand lit blanc de ses parents, où son papa brûle de fièvre et respire avec peine. Durant cette période douloureuse le temps semble s’écouler plus lentement et Laura est impressionnée par le courage de sa mère qui n’abandonne jamais le lit de Cesare et de la foi de son père qui veut que Laura reste près de lui pour lui lire les prières.
Quand Cesare sent ses dernières forces l’abandonner, il embrasse et bénit tous ses enfants. Il donne une bénédiction spéciale à Laura puis il dit à sa femme :
– Giovannina, je vous recommande particulièrement cette enfant : vous savez bien quels sont les desseins de Dieu sur elle.
Et ainsi Laura, à un moment si important de sa vie, entend pour la deuxième fois cette phrase, qui commence à tourner dans sa tête : les desseins de Dieu sur moi… les desseins de Dieu sur moi…
Au retour des funérailles, Laura sent une douleur très forte à la poitrine et crache du sang par trois fois, tachant les draps blancs de son lit. Elle sent au plus profond d’elle-même, dans sa chair, cette première souffrance que la vie lui a réservée.
Pendant quelques jours elle reste entre la vie et la mort, étendue sur son lit blanc, pâle, ne bougeant presque plus, entre le sommeil et la veille. Elle distingue parfois, comme dans un brouillard, le visage inquiet de sa mère, le sourire fatigué de don Ercole qui lui apporte les Sacrements. Mais dans ce nuage clair où vague son esprit elle ne se sent pas seule : elle avertit une présence, une force toute proche, qui ne l’abandonne pas.
Quelques jours plus tard elle resurgit, comme on se réveille d’un sommeil doux et profond.
Laura comprend que le Seigneur a protégé sa vie, comme une fleur précieuse, pour qu’elle se consacre totalement à Lui. Mais pour la jeune fille, les épreuves ne sont pas encore finies.
Un an a passé après la mort de son père et cette grave maladie – une année d’études en externe au collège des Marcelline de Vimercate – un fait vient bouleverser tous ses projets d’avenir.
Un soir du mois de janvier 1866, sa mère l’appelle dans la cuisine où don Ercole se trouve lui aussi.
– Écoute-moi Laura – dit le prêtre – nous savons que tu désires profondément devenir religieuse, mais en ce moment tu es appelée à d’autres fonctions. Tu connais les Biffi, les bienfaiteurs de notre paroisse. Ils désirent qu’une jeune fille du village entre à leur service et aille vivre avec eux à Milan, où elle devra accomplir des tâches délicates. Elle sera leur secrétaire, dame de compagnie, amie ; elle les assistera dans leur vieillesse. Et bien nous avons pensé à toi.
Pendant que don Ercole parle, Laura écoute tête baissée ces paroles qui semblent chasser comme un vent violent son rêve de devenir épouse de Jésus, religieuse. Elle se sent faiblir et pâlit. Mais elle se reprend tout de suite et relève la tête :
– Ce que vous voulez, c’est le Seigneur qui le veut. Alors moi aussi je le veux – répond-elle dans un souffle – Je vous en prie, bénissez-moi.
Laura répond ainsi par obéissance. C’est une vertu qu’elle a apprise dès sa tendre enfance. Mais elle ne sait pas que Milan lui réserve de nouvelles rencontres qui marqueront toute sa vie.
LA GRISAILLE DE LA VILLE
Comment apparaît la grande ville de Milan aux yeux de la jeune Laura, qui a vécu 15 ans dans un village de campagne ?
Milan avec ses immeubles, ses rues si longues qu’on n’en voit pas le bout, ses places grandes comme son village, et puis toute la circulation avec les chariots, charrettes et piétons, la vie tourbillonnante d’une ville en pleine croissance sous la poussée de la bourgeoisie et du travail.
Mais il n’y a pas que du positif dans ce qui pousse Milan à s’agrandir et qui attire tant de personnes de la campagne, comme Laura. En effet, suite à la crise de l’agriculture, les gens fuient la misère. Le cours du blé s’est effondré, une terrible maladie a exterminé les vers à soie, faisant s’écrouler la production de tissus, la faim règne et des maladies alors incurables, comme la pellagre, tourmentent la campagne.
Milan est envahi des problèmes et des espérances d’une multitude de personnes et Laura découvre aussi ce triste spectacle.
Les Biffi accueillent Laura comme si elle faisait déjà partie de la famille. Francesco et Caterina Biffi sont frère et sœur (aucun des deux ne s’est marié) et Laura passera avec eux quatorze ans de sa vie. Une période longue, apparemment uniforme et monotone, mais ponctuée par la prière constante de Laura qui marque les heures comme une horloge. Ces années représentent le champ couvert de neige qui conserve et protège la graine dans l’attente que vienne le temps de germer.
Mais c’est aussi précisément à Milan, dans cette grande ville pleine d’agitation que Laura fera les rencontres qui lui permettront de mieux comprendre le projet de Dieu sur elle. Ce sont en effet les rencontres qui illuminent notre vie.
Chez les Biffi, sa journée de travail commence par la messe du matin, à l’église de San Babila, toute proche, pour continuer dans le bureau de Francesco où elle effectue les travaux de secrétariat et aide ce riche propriétaire à tenir ses comptes. L’après-midi, Laura a quelques heures de liberté qu’elle passe généralement en prière puis elle retourne au travail, contribuant à la gestion de la grande et élégante maison des Biffi, où régnaient une propreté et un ordre parfaits. Le soir, après le dîner, Caterina et Francesco tiennent à ce que Laura reste à s’entretenir avec eux et avec les invités qui peuplent fréquemment le salon. Cette obéissance coûte à Laura qui rêve depuis des années de simplicité et de pauvreté et se retrouve élégamment vêtue, dans le luxe et les séductions. Laura recherche les valeurs essentielles de la vie, ces petites choses qui sont grandes et vraiment importantes mais elle ne rencontre que le luxe, le superflu et une multitude de personnes qui passe leur temps en vaines occupations et en divertissements stériles.
Les Biffi, qui l’aiment comme leur fille, finissent par percevoir la profondeur de son cœur et comprennent le trouble de son âme. Dès lors ils tentent de lui éviter toute rencontre, discours, spectacle qui puisse blesser sa sensibilité.
Tard dans la soirée, Laura est enfin libre de regagner sa chambre où son secret l’attend.
UNE RENCONTRE EN OR
Laura a une chambre spacieuse et bien meublée, avec des miroirs et de beaux meubles appuyés aux murs. Mais tout ceci ne l’intéresse pas. Le coin qu’elle affectionne, c’est celui de la fenêtre qui s’ouvre sur l’église San Babila. Un soir, elle s’est aperçue qu’à travers cette fenêtre, on arrive à distinguer la lampe qui brûle devant le Saint Sacrement à l’intérieur de l’église. Dès lors, ce sera pour elle le lieu de la rencontre avec l’Ami, rencontre à laquelle elle aspire pendant toutes ses heures, la récompense de ses sacrifices et de ses efforts de la journée.
Laura passe beaucoup de temps en adoration tandis que cette petite flamme lointaine brille dans ses yeux. Les heures de la nuit volent ainsi rapidement.
Mais deux autres personnes vont aussi beaucoup marquer Laura durant les années passées à Milan. C’est dans un livre qu’elle rencontre la première et la deuxième, au sein de la vie religieuse de la ville.
C’est sur les pages d’un livre, avant tout, que Laura trouve sa règle de vie.
La vie est dure pour elle à Milan. Les Biffi l’aimaient beaucoup et le travail ne lui fait pas peur, mais Laura sait qu’elle n’est pas faite pour cette vie. Les derniers mots de sa mère, la prophétie de don Ercole et surtout la joie profonde qu’elle ressent quand elle est près de Jésus lui indiquent une autre voie que celle qu’elle parcourt par obéissance. Laura a besoin que quelqu’un la soutienne et la guide tout au long de ses journées qui se ressemblent toutes et sont si lointaines de ses aspirations. Son guide sera une femme extraordinaire : Bartolomea Capitanio, la fondatrice des Sœurs de la Charité. Laura découvre sa vie dans un livre qui lui a été offert.
Bartolomea lui apprend un principe important : aucune journée n’est perdue si on la vit dans l’amour de Jésus ! Tous les gestes quotidiens, petits ou grands, ont un sens et une valeur car l’Esprit souffle dans la vie de tous les jours !
Laura comprend alors que ces années d’attente, que le Seigneur a voulu pour elle, sont des arbres qui peuvent donner des fruits.
La deuxième personne, c’est un prêtre, en chair et en os cette fois-ci, qu’elle rencontre par hasard dans une église de Milan (mais les rencontres qui marquent notre vie sont-elles vraiment dues au hasard ?)
Un dimanche, Laura décide de se rendre à l’oratoire de la paroisse Santo Stefano, non loin de l’hôtel particulier des Biffi, pour écouter une conférence sur un thème religieux. Elle se retrouve au milieu d’un groupe de jeunes filles et c’est précisément à elle, la plus jeune, qu’on demande de réciter les prières initiales. Puis un prêtre prend la parole. Tout de suite, Laura a la sensation d’être en présence d’un saint homme. Il s’agit du Père Ottone Terzi, un jésuite qui officie dans l’église des Crociferi à Milan. En le voyant, Laura pense que ce prêtre sera son confesseur, le guide spirituel qu’elle cherchait depuis si longtemps.
Quelques semaines plus tard, elle entre dans l’église des Crociferi et l’aperçoit assis dans un confessionnal. Elle s’approche, se met à genoux et commence sa confession. Le Père Ottone est impressionné par le discours de la jeune fille :
– Ma fille – lui dit-il – je ne te connais pas, mais il faut que je te dise que le Seigneur t’aime d’un amour de prédilection : il a des desseins sur toi !
Cette phrase – déjà prononcée par des personnes qui connaissaient mieux Laura – marquera le début d’une amitié avec un prêtre qui aidera beaucoup la jeune fille à lire clairement dans sa propre vie.
Le Père Ottone l’amène à accepter son service chez les Biffi comme une étape de son cheminement ; il l’invite à entrer dans l’association des Filles de Marie, où Laura assumera de plus en plus de responsabilités, jusqu’à devenir Présidente de l’association. Le Père Ottone l’autorise par ailleurs à se libérer de tout ce qu’elle considère superflu et vain, contraire à l’humilité qu’elle cultive dans son cœur.
Ainsi, un jour, après s’être confessée auprès du Père Ottone, Laura entre chez le premier coiffeur qu’elle voit dans la rue et se fait couper ses longues tresses. Puis elle rassemble ses cheveux dans la nuque et les serre dans la résille qu’elle portera désormais. Elle se débarrasse de ses boucles d’oreilles et de tous ses bijoux en or et porte des habits modestes et de couleur sombre. Enfin, elle fait don de tous ses habits aux jeunes filles pauvres.
Quand les Biffi la voient revenir ainsi transformée, ils la pensent frappée de folie ; puis ils comprennent qu’il s’agit d’un choix médité et tranquille de Laura : son habit noir correspond mieux à l’humilité de son âme.
Au fond, bien des années auparavant, Saint François, le pauvre d’Assise, n’avait-il pas fait de même ?
LA SPLENDEUR DES LAMPES
Les Biffi sont maintenant âgés. En 1876, Caterina, âgée de 79 ans, meurt en bénissant Laura et en la suppliant de demeurer auprès de son frère qui allait rester seul. Il lui survivra quatre ans et pendant ces années la jeune Laura sera pour le vieil homme une fidèle collaboratrice dans la gestion de la maison et une infirmière prévenante.
Entre-temps, le Père Ottone exhorte Laura à penser à son avenir. Elle se voit encore en religion, entièrement consacrée au Seigneur, mais elle ne comprend pas bien par quel chemin elle doit y parvenir.
Le Père Ottone, qui pourtant connaissait bien le cheminement intérieur de Laura, avait comme une brume devant les yeux quand il pensait au futur de la jeune femme.
– Tu es un mystère, Laura – lui dit-il un jour – tu sembles née pour la clôture mais je te vois si heureuse et si encline aux œuvres de charité que je ne sais quelle direction te conseiller.
Laura sourit au Père Ottone qui soupire en remuant la tête :
– Je ne vois pas. Je n’y comprends plus rien à ta vocation.
Le prêtre a l’intuition que la prière et la vie active dans la charité sont les deux poumons qui font vivre Laura et qu’ils doivent respirer ensemble, mais à ce point, pour éclairer sa voie, il lui faut une intervention du seul conseiller qui ne se trompe jamais. Et le Seigneur, une fois de plus, fait entendre sa voix à Laura.
C’est l’après-midi du 2 février 1879, fête de la Présentation de Jésus au temple et de la Purification de Marie. Laura va à l’église San Babila pour adorer l’Eucharistie. Elle va s’installer à un banc isolé, dans la pénombre. Les seules lumières qui l’éclairent sont celles des lampes qui brûlent devant le Saint Sacrement. La jeune femme prie intensément et pleure devant Jésus qui s’est fait pain pour nous tous. Elle sent en elle le désir de faire le bien mais elle ne réussit pas encore à comprendre comment et cela la fait souffrir. Les lampes argentées brillent et répandent une lumière jaune devant l’hôtel de l’exposition. Le parfum de l’encens flotte encore dans l’air.
– Seigneur – prie Laura dans son cœur – Vous êtes blessé, offensé ; je me sens remplie d’amour pour vous et je ne sais que faire. Cher Jésus, je veux consoler votre cœur si doux, je veux vous faire aimer des personnes que je rencontre. Je veux vous porter leurs âmes. Apprenez-moi Vous-même comment je dois faire : je suis prête à tout, rien ne me fera peur. Je vous le promets.
Tout à coup, au milieu de sa fatigue et de sa souffrance, une grande joie envahit Laura. Elle a une vision : elle se voit comme une mère entourée de nombreuses filles. Devant elles, un filet, immense et dangereux, retient prisonniers des hommes, des femmes, des enfants, une multitude de personnes qui luttent pour sortir de ce piège mais n’y arrivent pas tous seuls.
– Voici ta mission ! – dit la voix du Seigneur.
Et Laura comprend qu’elle devra agir dans la vie concrète : dans les paroisses, dans les usines qui se construisent, dans les écoles d’où les enfants s’enfuient, dans les jeunes congrégations, dans les églises, qu’elle devra apporter la lumière de Dieu dans la vie de toutes ces personnes et les aider à se libérer du fardeau absurde du péché.
– Courage Laura. Je suis avec toi et tu puiseras dans mon cœur la lumière, la force, l’aide, le secours. N’aie pas peur !
Les cloches sonnent, il est trois heures de l’après-midi. Laura reprend ses esprits. La vision a disparu. Elle retourne à son travail chez les Biffi.
Mais maintenant pour elle c’est très clair : elle est appelée à devenir “mère”, à prendre la tête d’une nouvelle famille religieuse qui aura comme mission d’adorer le Seigneur et d’aider le prochain dans sa vie quotidienne.
UNE PETITE FLAMME ROUGE
Mais une grande intuition, ça ne suffit pas. Laura sait bien qu’à la vision qu’elle a eu dans l’église durant ce moment d’adoration doivent maintenant suivre des actions concrètes. Elle a besoin de règles pour la famille qui va naître mais avant tout, elle doit opter pour un style de vie. Pendant quelques jours elle garde pour elle ce que Jésus Eucharistie lui a dit ; elle n’en parle à personne, pas même à son cher confesseur, parce qu’elle craint de paraître présomptueuse aux yeux du Père Ottone. Elle pense : “Qui es-tu, toi, pour avoir de pareilles visions ?”
Mais une fois de plus, c’est le Seigneur lui-même qui vient à son aide et lui fait entendre sa voix douce et profonde, comme quand elle était enfant. Il le fait la nuit, dans le silence de la ville endormie et cette fois-ci non pas sous les feux de nombreuses lampes et cierges mais à la lueur d’un petit lumignon rouge, car le Seigneur ne parle pas seulement dans la tempête mais – et surtout – dans le chuchotement du vent.
Laura est donc en train de prier à genoux, dans sa chambre. La vision du 2 février est encore bien présente à son esprit mais elle a des doutes et de nouvelles questions sont nées dans son cœur. Tout à coup, comme tant d’autres fois, elle tourne son regard vers le lumignon rouge qui brille dans l’église San Babila, juste au-dessous de sa chambre. C’est à cet instant qu’elle entend la voix intérieure :
– Pourquoi t’affliges-tu tant ? Pourquoi cherches-tu loin de moi ce que moi seul veux et peux te donner ? Écris maintenant.
Laura se met à genoux à côté de la table basse, elle prend un stylo et se met à écrire : sa main court rapidement, les idées affleurent claires et précises dans sa tête et elle les transcrit sur le papier en des mots simples et profonds :
– Nous serons les épouses du Seigneur et nous ferons ce que les épouses et les mères font à la maison : dans les paroisses nous aurons soin des enfants les plus jeunes ; nous enseignerons le catéchisme aux enfants ; nous aiderons les jeunes filles, si vulnérables et abandonnées dans notre société, à effectuer les travaux ménagers ; nous accueillerons les jeunes filles qui travaillent dans les usines et les ateliers, nous leur offrirons notre amitié, une instruction et des espaces pour s’amuser de façon saine et sereine ; nous aiderons aussi les femmes au foyer à grandir dans la foi ; nous prendrons soin des objets du culte ; enfin nous visiterons les malades dans leurs familles et nous les encouragerons.
Ces mots contiennent toute la vie de Laura, ses expériences, ses rencontres, mais il a fallut la voix du Seigneur pour les dicter de façon si claire !
Quand elle termine d’écrire, il fait nuit noire.
Laura se couche mais n’arrive pas à s’endormir : elle a vu la beauté du Seigneur, elle a entendu sa voix. Comment pourrait-elle dormir ?
Au son des cloches de l’Ave Maria elle descend à l’église. C’est alors qu’elle reprend ses esprits et comprend vraiment ce qui lui est arrivé. Durant cette “belle nuit” (c’est ainsi que Laura appellera toujours ce moment) elle a écrit les paroles qui marqueront pour toujours l’esprit de la Famille du Sacré Cœur de Jésus.
QUELLE EST LA COULEUR DU TEMPS ?
Le Père Ottone repose sur sa table les feuilles qu’il vient de lire attentivement. Il enlève ses lunettes et regarde fixement le mur devant lui. Sur ces pages, Laura a résumé, avec son écriture claire et régulière, les événements de la “belle nuit”. Elle a également remis au Père Ottone le cahier où elle a écrit les phrases dictées par la voix.
Le Père Jésuite est frappé par la force et la simplicité de ces règles de vie, mais il craint que Laura ne se monte la tête et soit désorientée : fonder une nouvelle congrégation ! N’est-ce pas courir trop vite ?
Il prend une décision :
“J’ordonnerai à Laura de ne plus penser à ce rêve et de chasser de son esprit toute pensée à ce sujet, comme s’il s’agissait d’une tentation !” Quand elle entend l’ordre de son confesseur, Laura baisse la tête, elle est habituée à obéir, mais quelques mois plus tard, quand le Père Ottone lui demande si elle a oublié ce rêve, Laura répond avec une candeur qui a raison de la résistance du prêtre :
– J’en chasse toujours la pensée, par obéissance à votre parole… mais Jésus me le rappelle tous les jours !
Le Père Ottone sourit, enfin convaincu : il ne s’agit pas d’une tentation, mais c’est bien la voix du Seigneur qui appelle. Il est temps de prendre une décision quant à la vocation de Laura.
Le confesseur fait quelques jours de retraite spirituelle puis il appelle la jeune femme et lui fait part de sa décision : Laura demandera à être admise dans la Compagnie de Sainte Ursuline, à Milan, et deviendra Ursuline de famille. Ceci signifie entrer dans un ordre qui existe déjà depuis longtemps mais cela lui permettra de réunir les jeunes femmes désirant travailler avec elle à l’œuvre dont le Seigneur lui a tracé la voie.
Dans ce choix, le Père Ottone montre toute sa prudence et encore une fois Laura lui obéit, partagée entre le bonheur de devenir religieuse et le regret de ne pas pouvoir fonder sa nouvelle congrégation.
Mais dans son cœur, elle sait déjà qu’elle ne restera chez les Ursulines que peu de temps.
Entre-temps, Laura prend le deuil à deux reprises : pour Giovannina, sa chère maman, qui invoque sur sa fille la même bénédiction que papa Cesare, puis un an plus tard, en 1879, pour Francesco, le dernier des membres de la famille Biffi, qui meurt en laissant à Laura en héritage un petit capital et une rente pour la remercier de tout le travail qu’elle a accomplit durant toutes ses années avec tant d’affection pour sa famille adoptive.
Maintenant, rien ne retient plus Laura à Milan. Elle peut enfin débuter la mission à laquelle elle aspire depuis si longtemps. Elle peut maintenant quitter Milan et se dédier à une vie de prière et de service dans une paroisse de campagne, au sein d’une petite communauté, là où il y a le plus besoin d’aide.
Mais le Père Ottone hésite encore à lui donner son autorisation et sa bénédiction : il demande à Laura un ultime effort de prière et de méditation. La jeune femme part pour un long pèlerinage qui la portera entre autres à Brescia où elle va prier sur la tombe de Sainte Angela Merici et où elle s’entretient avec le Supérieur de la Compagnie de Sainte Ursuline, le Père Giuseppe Chiarini.
Cet homme docte et sage écoute Laura et lit le cahier de la “belle nuit”. Il en tire la même conclusion : Laura ne serait restée que peu de temps chez les Ursulines, car le Seigneur avait d’autres projets pour elle.
Toutefois, l’autorisation tant désirée n’arrive pas encore. Le Père Ottone attend maintenant un signe plus clair de la volonté de Dieu. Et Laura recherche ce signe, avec la patience et l’obstination de ceux qui savent que les voies du Seigneur ne sont pas les nôtres et que son temps n’est pas notre temps.
JAUNE COMME L’HUILE
Pendant l’époque milanaise, un petit groupe de femmes se réunit autour de Laura, partageant ses espérances et son attente. Une d’entre elles, Bianca Piccaluga, vit alitée car elle a contracté une maladie aux jambes. Depuis dix ans, elle ne sort plus de chez elle, assistée par sa mère, une femme désormais âgée.
Quand Laura va rendre visite à Bianca pour la première fois, elle s’attend à rencontrer une femme triste, fatiguée, rendue amère par sa vie difficile. Mais en entrant dans la petite chambre toute propre où se trouve le lit de Bianca, elle voit resplendir deux lumières dont une pénètre par la fenêtre, les rayons de soleil de ce lumineux après-midi de printemps, et l’autre, encore plus intense, émane du sourire de Bianca.
Laura pensait venir consoler une pauvre malade mais – comme cela arrive souvent – ce fut Bianca qui remplit le cœur de Laura de passion pour la vie.
Les deux jeunes femmes se parlent longuement.
Laura découvre que Bianca est une jeune femme à l’intelligence, titulaire de son diplôme d’institutrice. Mais surtout, elle porte en elle une réserve inépuisable d’amour, tel un lac de montagne dont on ne voit pas le fond. Bianca désire donner son amour aux autres, aspire intensément à aider les autres mais elle ne sait comment s’y prendre… “avec mes pauvres jambes !”
Laura pense souvent à cette rencontre. Elle revient voir Bianca et les deux jeunes femmes se lient d’amitié. Un jour du mois de juillet 1880, durant cette année si importante pour Laura et sa congrégation, elle entre en coup de vent dans la chambre de Bianca et lui dit :
– Tu va venir avec moi ! Ton aide nous sera précieuse pour organiser les écoles de charité que nous ouvrirons pour les filles de la campagne !
– Comme ce serait beau, Laura. Mais qu’est-ce que je peux faire, moi, paralysée comme je suis ? Je ne serais qu’un poids pour vous…
– Non, ça se passera autrement, je le sens. Nous devons prier ensemble, toi, moi, les amies, pour ta guérison qui sera le fruit de l’amour du Seigneur et donnera au Père Ottone le signe qu’il attend avec anxiété.
Les deux amies parlent longuement et Bianca finit par accepter de faire une longue supplication, en compagnie de Laura et des nouvelles amies qui se sont unies à elles.
– Le ciel sera bien obligé de nous écouter – dit Laura, qui sait bien que le Royaume de Dieu appartient à ceux qui savent le conquérir par la force de l’amour.
Le 10 juillet 1880, tout le groupe d’amies commence une prière au Sacré-Cœur de Jésus, par l’intercession de la Vierge Marie Immaculée, pour implorer le don de la guérison de Bianca et obtenir le signe que le Père Ottone attend. Chaque jour, elles se réunissent pour prier puis continuent à invoquer le Seigneur encore après s’être séparées. Tous les soirs, Bianca, avec l’aide de sa maman, met sur ses jambes un peu d’huile de la lampe qui brûle devant un tableau du Sacré-Cœur. C’est un petit geste, un geste naïf, mais elle le fait avec une grande foi.
A l’aube du septième jour de prière, Bianca fait un rêve : la Sainte Vierge lui apparaît, vêtue de blanc, comme sur les statues de Notre-Dame de Lourdes. Elle se penche vers elle, l’embrasse sur le front et lui dit :
– Bianca, demain tu seras guérie. Pars avec ton amie Laura : tu seras religieuse dans le nouvel institut de mon Fils. Essaie de l’aider toujours et efforce-toi de devenir sainte.
Le matin, on entend un hurlement dans la maison. La mère de Bianca est entrée dans la chambre de sa fille et l’a trouvée debout, à-côté de son lit, les jambes tremblantes de faiblesse mais guérie par la force du Seigneur. Bianca rit et pleure à la fois et ce matin-là, pour la première fois depuis dix ans, c’est elle qui doit aider sa mère !
LES COULEURS DE L’AUTOMNE
Dès l’aube, un petit groupe de quatre femmes vêtues de couleurs sombres se réunit sous le porche de la chapelle des Jésuites, dans la rue Montebello. Ensemble, elles entrent dans l’église et s’approchent de l’autel. Le Père Ottone sourit en les apercevant de la porte de la sacristie. Il porte les parements sacerdotaux. Il les attendait pour célébrer la première messe, car c’est un grand jour pour Laura et ses compagnes.
A la fin de la cérémonie, les quatre femmes se consacrent au Sacré-Cœur de Jésus, avec tout ce qu’elles possèdent : leurs parents, leurs biens, leur temps, leurs œuvres : tout est à vous, Seigneur !
Le Père Ottone s’adresse alors au petit groupe, la voix brisée d’émotion.
– Il est temps maintenant de commencer votre mission : Laura, va, au nom de Dieu. Je te l’ordonne, en son nom. Sois mère.
A cet instant, Laura sent monter en elle deux sentiments qui s’entremêlent et se fondent presque en son cœur. Une grande joie, car cette aventure va enfin commencer, mais elle perçoit aussi le poids des sacrifices et des responsabilités qui l’attendent. Elle ne parvient qu’à murmurer quelques mots, tout simples :
– Jésus je suis à toi. Je ferai ta sainte volonté.
Quand elles sortent de l’église, d’éblouissants rayons de soleil pénètrent entre les immeubles de Milan, mais l’air est encore frais et on sent que l’automne est proche.
C’est le matin du 22 septembre 1880.
Le soir même, couchée sur sa paillasse, Laura n’arrive pas à s’endormir. Les images de cette journée pleine d’émotion courent dans sa tête : les adieux du Père Ottone et sa bénédiction ; le voyage en voiture vers Sulbiate ; l’évanouissement de Bianca, quittant sa ville et sa mère qui restait toute seule à Milan ; les prières, les discours sur ce qui les attendait et leur prochaine mission. La voiture avançait lentement, au pas du vieux cheval de trait et Laura revoyait les champs ou le blé venait d’être coupé, les mûriers et les marronniers d’Inde, dont les feuilles commençaient à rougir ; les rangées de vignes, avec leurs grappes de raisin noir et jaune, prêts pour les vendanges ; les couleurs de la campagne, de sa campagne qu’elle regagnait enfin pour venir aider les gens et remercier avec eux le Seigneur.
Et puis la joie des retrouvailles avec un vieil ami ! Don Ercole Riva les attendait sous le porche de la paroisse. Il les bénît et les confia à la Vierge Immaculée.
Enfin, l’entrée dans la maison de Sulbiate Superiore. Laura avait acheté cette maison avec l’argent que Francesco Biffi lui avait légué en héritage. Puis les retrouvailles avec ses frères et sœurs, ses amis et parents qui malgré leur pauvreté, s’étaient prodigués pour fournir à la communauté naissante les biens et instruments nécessaires à la vie quotidienne. La fête terminée, tout le monde était allé se coucher.
Restée seule, Laura se relève de son lit et se met à genoux devant le tableau du Sacré-Cœur, qu’elle avait emporté avec elle de Milan. Ces mots lui viennent tout de suite aux lèvres :
– Jésus, vous m’avez voulue ici, je sais que c’est vous qui ferez tout. Je m’abandonne dans vos bras, je me cache dans votre cœur. Je vivrai au jour le jour et jour après jour je ferai ce que vous me direz de faire. Je ne penserai jamais à hier, ni à demain. Si vous avez choisi une femme aussi faible et incapable que moi pour guider cette communauté, c’est signe que ce sera vous qui ferez tout.
Laura sent le Seigneur sourire sur sa prière. Elle peut enfin s’endormir.
LES CHÂTAIGNES ET LES MARGUERITES
Ceux qui changent le monde, ce ne sont pas ceux qui crient. Ceux qui font un monde plus beau et plus juste, ce ne sont pas ceux qui jouent des coudes et qui veulent s’imposer sur les autres. Laura et ses compagnes le savent bien et c’est dans la simplicité et la discrétion qu’elles débutent leur mission au service de la communauté, en partant des petites choses de tous les jours et des grandes choses du dimanche, le jour du Seigneur.
Elles commencent par offrir leur aide durant les fonctions religieuses. Elles s’occupent des objets du culte, elles les conservent, les réparent, les nettoient. Elles enseignent le catéchisme aux jeunes filles puis elles les accueillent à l’oratoire pour prier, jouer et faire la fête ensemble.
Rapidement, leur présence discrète et leur aide s’étendent aux maisons où il y a des personnes malades.
Les semaines suivantes, elles affrontent un autre programme qu’elles s’étaient fixé : l’ouverture d’une école élémentaire à Sulbiate, puis d’une école maternelle pour les enfants les plus jeunes. Enfin, elles abordent leur plus importante initiative. Il s’agit d’une école de travaux domestiques pour jeunes filles. A l’époque, dans les campagnes, les jeunes filles restaient souvent dans l’ignorance et ne recevaient aucune formation. Il s’agit donc d’une nouveauté, qui sous peu portera des fruits. A la fin du mois de novembre, Laura et ses compagnes ouvrent cette école à laquelle accourent des jeunes filles, également des villages voisins.
Mais il n’y a que dans les contes de fée que tout va toujours bien et que les personnages vivent heureux et contents. Naturellement cette histoire n’est pas une fable mais une histoire vraie, et dans la réalité, les débuts sont toujours difficiles. La petite communauté de Sulbiate doit affronter de dures épreuves. La règle de vie qu’elles ont adoptée est astreignante. Cette règle prévoit des moments de prière mais aussi toutes les occupations et les travaux que les gens et leur mission requièrent. L’alimentation est insuffisante, Laura et ses compagnes mangent la même chose que les pauvres paysans du coin. Quelques années plus tard, pour repas de Noël, la communauté a encore une poignée de châtaignes bouillies ! Les sœurs tombent souvent malades. De nombreuses jeunes filles demandent à Laura d’entrer dans la communauté mais elles ne sont pas toutes à même de supporter et d’aimer cette vie. Quelques-unes quittent alors la communauté et les adieux sont douloureux pour le cœur de Laura.
Ensuite surviennent des problèmes économiques, puis des tracas liés aux contrats de propriété de leur petite maison et là-dessus viennent se greffer des incompréhensions avec les supérieurs des Ursulines. Tout ceci constitue un tourment pour Laura qui finit par se poser des questions. Mais elle ne fait pas marche arrière, au contraire, elle se réfugie dans la prière où elle trouve la force d’affronter ces épreuves.
Ce premier hiver long et rigoureux passe enfin.
Un matin ensoleillé, en printemps 1882, Laura sort de l’église paroissiale de Brentana en compagnie de don Riva. Ils se rendent dans un champ non loin de là.
– Voilà – lui dit don Riva quand ils sont sur les lieux – voici le terrain de votre nouvelle maison !
Laura est heureuse car la communauté a grandit et elle a ouvert d’autres maisons dans les villages voisins. Elle avait besoin d’espace pour l’oratoire, l’école, les hôtes. Grâce à ce prêtre ami, elle a trouvé ce terrain, tout près de l’église, où fonder la future Maison Mère de sa congrégation. Le ciel même semble bénir sa communauté, comme le révèle une très belle page écrite par Mère Laura Baraggia dans son journal spirituel :
“Ce champ, laissé en friche, se trouva un jour parsemé d’une multitude de marguerites d’une beauté extraordinaire. Vu de loin, le terrain semblait couvert de neige. De nombreuses personnes vinrent voir une si belle chose. Il y avait une marguerite extraordinairement grande, dont la tige était coincée sous une grosse pierre. Mon bon Père don Ercole Riva dit en riant : – Vois-tu Laura, celle-ci ce sera toi, si tu corresponds aux grâces du Seigneur. C’est sur toi que pèse le poids de la responsabilité de la congrégation. Essaie vraiment de devenir une marguerite chère au cœur de Jésus !”
Peu après, la Maison Mère de Brentana voyait le jour.
Ensuite, la communauté se détachait des Ursulines pour devenir la Famille du Sacré-Cœur de Jésus. Et ainsi cette histoire extraordinaire, faite de beaucoup de petits gestes ordinaires, prenait naissance de la foi d’une femme, une petite femme à la fois si fragile et si forte, comme une marguerite.